Bonjour, Monsieur !

dimanche 27 février 2011
par Jean-Claude

Jean-Claude imberbe - JPEG - 84.1 ko Vers la fin du mois de juin 1945, un petit garçon de 6 ans allait voir sa maman à l’usine de chaussures Hublot comme il le faisait chaque jour depuis son entrée au CP.

Habillé bien proprement par « maman Lalie », le sarrau noir à liserés rouges boutonné jusqu’au cou, les cheveux courts et bien peignés la raie sur le côté, des culottes courtes et des chaussinettes blanches dans des « marche-à-l’eau », il était la fierté de sa maman. Depuis le début de la guerre, ils vivaient tous les deux dans une très modeste maison de l’impasse Gravissat – aujourd’hui Charles-de-Gaulle – et des liens particuliers s’étaient noués entre la mère et son fils, d’amour et de respect, qui ne devaient jamais se distendre.

À l’usine de chaussures

Maman et moi - JPEG - 56.9 ko Elle travaillait dur, debout toute la journée à sa table de coupe, mais dès qu’elle apercevait son petit sa fatigue disparaissait et la joie illuminait son si beau visage qui irradiait l’amour et la bonté. Son ardeur au travail et son sérieux lui attiraient les bonnes grâces de son patron Pierre Hublot et malgré des relations parfois tendues avec le contremaître ou la belle-fille du directeur, à cause de ses sympathies pour la Résistance ou pour les luttes ouvrières, elle avait obtenu que son fils puisse venir la voir sur son lieu de travail avant l’école et après. Le matin, c’était juste un petit bisou par manque de temps, mais le soir, c’était l’occasion d’aller voir les amies de maman à leurs différents postes de travail.

L'équipe de chez Hublot - JPEG - 89.9 ko De l’autre côté de l’allée, Marie Lasbennes contrôlait le marteau-pilon et disposait comme pas une les emporte-pièces sur les peaux vierges et minimisait les pertes comme maman savait le faire avec des « formes » ou « patrons » qu’elle maintenait fermement de la main gauche pendant que de l’autre à l’aide du « tranchet » elle en suivait les contours en appuyant très fort au risque de déraper et de se blesser, voire de se couper un doigt comme Henri Feytis, je crois, qui n’en continuait pas moins l’exercice de son métier. Inutile de dire qu’il était interdit au petit enfant de jouer avec des outils aussi dangereux malgré l’envie qu’il ressentait de faire comme sa maman. Heureusement que la petite Marie lui permettait de placer les emporte-pièces, très tranchants eux aussi – mais on faisait bien attention ! – et, suprême honneur, de presser la pédale qui libérait le marteau. Bien sûr les mains ne se baladaient pas n’importe où et même s’il n’y avait aucune protection les accidents étaient rarissimes. On peut pourtant se demander comment en fin de journée l’attention ne se relâchait pas plus, les primes de rendement exigeant un rythme de production soutenu. Cependant on avait encore le temps de laisser un petit garçon jouer avec les machines !

Chez Hublot - JPEG - 87.6 ko L’aventure commençait au bout de l’allée centrale, derrière la grande porte qui séparait l’atelier de coupe de celui du montage. Ces grandes machines étaient impressionnantes et le vacarme assourdissant : les piqueuses, les lustreuses et autres monstres sans doute nécessaires rebutaient quelque peu le jeune enfant qui devait s’armer de courage pour aller embrasser sa marraine « tatie-Germaine-des-Vigneaux ». Mais il le faisait quand-même, rapidement il est vrai, et le retour dans le silence de la coupe seulement troublé par la chute des masses de fonte des pilons était comme une renaissance.

Le retour

Ce matin-là, personne à la table de maman. Constatant mon désarroi, Raymonde Farge quitta son poste pour venir me rassurer : maman n’était pas malade, elle était au centre d’accueil où du reste on allait m’accompagner. « Mais je n’aurai pas le temps, l’école va commencer ! » m’écriai-je. « Tu n’iras pas à l’école aujourd’hui, de toute façon c’est la fin de l’année scolaire, tu ne perdras pas grand-chose. » me répondit cette grande vieille fille tout en long et grande amie de ma maman. De temps en temps j’accompagnais maman au centre d’accueil quand elle y allait le jeudi. Ce local entre la gare et l’école grouillait de gens venus attendre les trains ramenant chez eux les prisonniers libérés de leur condition. On y échangeait les dernières nouvelles, vraies ou fausses, on y nourrissait surtout l’espoir de voir apparaître l’être cher tant attendu dans le flot des uniformes fatigués se traînant depuis le train. Des gendarmes remplissaient des formulaires interminables officialisant le retour des soldats avant de les rendre à leurs familles. Mais on n’avait pas attendu ce feu vert pour se jeter au cou les uns des autres, instant rêvé si longtemps durant ces années de souffrance. J’étais déjà venu deux ou trois fois accueillir un oncle ou un ami de retour de captivité. Mais je sentais bien aujourd’hui que c’était différent. D’abord je n’avais jamais manqué l’école. Puis l’atmosphère était différente : une sorte d’exaltation animait Raymonde Farge et Jacqueline Séris qui m’accompagnaient au centre d’accueil, autorisées exceptionnellement à quitter leur travail pour que j’aille retrouver ma mère. J’ai ainsi deviné quelle était la personne que j’allais rencontrer dont on faisait un si grand cas. Dès que je suis entré ils se sont séparés, m’ont regardé avec tendresse pendant que s’effaçait l’effervescence de cette foule joyeuse.

Le prisonnier - JPEG - 56.8 ko J’essayais de reconnaître celui dont les photos maintes fois regardées, comme apprises par cœur, avaient jalonné un itinéraire irréel d’un voyage interminable : Düsseldorf, Nuremberg, Hambourg… Mais sous le calot et la vareuse kaki, derrière un visage amaigri mangé par une barbe de plusieurs jours, je ne reconnaissais pas ce visage souriant à qui je devais parler chaque soir, à qui j’expédiais chaque mois un colis que nous portions à la Croix-Rouge. Je m’étais forgé à travers ces actes permanents un image de mon père purement virtuelle.

Au quai de la barre - JPEG - 148.6 ko
Pour lui permettre de garder le contact avec sa famille, qui devait bien lui manquer dans ces camps où il était retenu prisonnier, maman lui envoyait des photos régulièrement mais en retour nous n’en recevions guère. Ci-contre, une photo prise au Quai de la Barre où l’on me voit avec pépé Jean et mémé Maria, à côté de Monique tenant Marilyse sur ses genoux.

Sergent Dupeyré - JPEG - 70.8 ko Il était un personnage fictif vivant dans mon imaginaire mais perpétuellement présent dans mon quotidien, comme un ami qu’on s’est fabriqué, comme Fanny mon doudou toujours prêt à recevoir mes confidences mais dont je savais bien que ce n’était que du chiffon. Et de voir cet homme là devant moi me déstabilisait. Je n’arrivais pas à faire le lien avec l’autre, avec celui qui m’avait accompagné durant ces six années. Aussi, quand maman m’a dit : « dis bonjour à ton papa ! », en petit garçon bien poli je n’ai pu qu’articuler : « bonjour, monsieur ! ». Je crois bien qu’il a pleuré.


Commentaires

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jeudi 24 mars 2011 à 11h13, par  Thibaud

J’ai toujours autant d’émotion à lire cette histoire !

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lundi 28 février 2011 à 19h28, par  Maxime

C’était effectivement au cimetière américain de Colleville, mais je savais aussi que ce n’était pas touristique, surtout en 1945 ! Tu m’avais dit qu’il était emprisonné, et qu’il en est ressorti vivant heureusement, mais ce "Bonjour Monsieur", moi, ca m’aurait tué de l’intérieur, savoir que son fils ne connait pas son père...

Enfin, toutes ces émotions me disent d’aller manger, donc je te dis salut !

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lundi 28 février 2011 à 18h29, par  Jean-Claude

Bien vu ! Mais, tu sais, les multiples voyages de mon père en Allemagne ou en Tchécoslovaquie n’étaient pas effectués de son plein gré et n’avaient rien de touristique !

J’ai dû t’en parler en effet en revenant de Les Pieux, sans doute à la Pointe du Hoc ou au cimetière américain de Colleville.

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lundi 28 février 2011 à 16h03, par  Maxime

Ben dis, c’est triste ! Je parie que le petit garçon en question, c’était toi, l’homme aux plusieurs voyages, c’était ton père. Tu me l’avais déjà raconté, cette histoire, sur le chemin du retour des vacances dans le Cotentin, ou on s’était arrêté... Euhhh... C’était à Caen je crois... Ah je ne sais plus le nom !

Brèves

Comme un parfum de madeleine...

lundi 14 novembre 2011

Elle a cuit toute la matinée. Le plus long a été de déprendre sa peau pour y glisser du farcis préparé à la mode d’antan avec des œufs et de la mie de pain. La sauce aux câpres et au concentré de tomates venant napper ce délicieux mélange de blanc de poule, de farcis et de légumes ajoutait à la nostalgie des agapes passées. Je n’ai pas trouvé de différence avec la poule bouillie que préparait maman. Merci Marie-Paule de ressusciter ces recettes que les meilleurs cordons bleus ne sauraient égaler !

Zizanie...

mardi 27 septembre 2011

De retour de la manif, dépités de ne l’avoir pas trouvée, à la fin du repas (tardif)...

- Dis, chérie, après ce frugal repas, et malgré les délicieuses poires au vin que tu nous avais préparées, que dirais-tu d’un bon fruit frais pour nous défatiguer ?
- Non, merci, je suis repue !
- Mais pour une prune ou un brugnon, il y a toujours de la place, ça se mange sans faim !
- Non, non et non ! Je ne suis pas une Dupeyré moi !

Commentaires signés

dimanche 31 janvier 2010

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L'ancêtre vigilant

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lundi 16 novembre 2009

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Jean-Claude